Petite histoire du Bridge de Daniel Tenam

Une série d’articles dégotée par Jean Christophe Thomas sur l’histoire de notre jeu :

  1. l’origine possible des cartes
  2. La lente évolution du Bridge
  3. Enfin le bridge
  4. Histoire des compétitions

Episode 1 : l’origine possible des cartes

Avant d’inventer le Bridge, il a fallu inventer les cartes. Les premières en Chine ?

  • 7ème siècle : Selon certains, les premières cartes ont fait leur apparition dès le septième ou le huitième siècle.
  • 11ème siècle : Mais les plus anciennes ce sont les cartes chinoises. Epoque de la dynastie Tang (618-908) et avaient la forme de dominos.
    En Inde aussi on retrouve des cartes qui sont rondes. (utiles sur les damiers).
  • 14ème siècle : En Europe, un décret pris le 23 mai 1376 : les autorités de Florence interdisent un jeu de cartes nommé « Naibbe ».
  • 1381 : En France, il en est question pour la première fois dans les minutes d’un notaire marseillais.
  • 1382 : et pour la seconde fois dans une ordonnance d’un magistrat Lillois interdisant les jeux de cartes.
  • 1392 : l’achat de trois jeux de cartes figure dans le registre des comptes du roi Charles VI.

Les cartes ont-elles été importées d’Asie en Europe ? Marco Polo et les banquiers et marchands vénitiens commerçaient avec la Chine dès le treizième siècle. Ils ont peut-être ramené des cartes avec eux.

En tout cas, les jeux de cartes ont bénéficié immédiatement d’un très vif succès en Europe, dans toutes les classes de la société.

Très vite, il a fallu dessiner leur dos, pour ne pas le laisser blanc. Les tricheurs habiles repéraient les salissures, qui leur permettaient de reconnaître les cartes détenues par les autres joueurs.

L’histoire n’a pas retenu les noms des créateurs de jeux de cartes. Ils ont fait preuve d’une imagination sans limites, et le nombre de jeux répertoriés doit s’élever à plusieurs milliers. Mais seuls certains d’entre eux ont connu un véritable succès, et ont été pratiqués à grande échelle pendant une longue période.

Episode 2 : La lente évolution du Bridge

Les cartes étant inventées, il restait à définir des règles du jeu. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, l’imagination humaine a été sans limite. Pour certains jeux, le but était de réaliser des combinaisons, et dans cette catégorie, nous pouvons aujourd’hui citer le rami ou la canasta, mais aussi les sept familles.

Une autre idée a consisté à donner une valeur particulière à certaines cartes, le but étant de capturer ces cartes. La belote ou le tarot reposent sur ce principe. L’homme ayant de tout temps cherché à apprivoiser le hasard, beaucoup se sont laissés séduire par des jeux où la chance tenait lieu de stratégie. Des jeux de casino tel le baccarat ou le blackjack en sont de nos jours les héritiers.

Enfin, dans de très nombreux jeux, le but est de réaliser des levées, et c’est dans ces jeux qu’il faut chercher l’origine du bridge.

Premier ancêtre : la triomphe

Le bridge appartient à la famille de jeux de cartes qui, a de tout temps, été la plus populaire, ceux où la règle de base consiste à faire des levées. Les premiers d’entre eux datent au moins du début du 16ème siècle. L’ancêtre de la famille n’est pas connu avec certitude. Certains attribuent ce titre à un jeu italien, la Ronda.

Le premier représentant est, semble-t-il, la Triomphe, cité par Rabelais en 1530 quand il dresse la liste des 275 divertissements de son héros Gargantua, liste qu’il fait commencer par 36 jeux de cartes. Les parentés avec ce qui sera plus tard le bridge sont déjà assez nettes.

Les levées se déroulent de la même façon : il faut fournir à la couleur, celui qui a mis la carte la plus forte remporte la levée, et rejoue le premier pour la levée suivante. Le résultat final d’une donne dépend du nombre de levées remportées. Les couleurs sont au nombre de quatre, Trèfle, Carreau, Cœur et Pique. Mais elles ne comportent que huit cartes.

La Triomphe se joue à deux, ou à quatre, associés deux contre deux. Il y a un atout, qui est simplement déterminé en retournant une carte. La triomphe était pratiquée en Angleterre, sous des formes parfois un peu différentes. Dès 1529, un prédicateur anglais célèbre en son temps, Hugh Latimer, évoquait longuement dans l’un de ses prêches un jeu de cartes qui, autant que l’on puisse en juger par sa description, devait ressembler fort à la Triomphe.

Un peu plus tard, c’est le grand Shakespeare qui y fait allusion dans une pièce datant de 1607, « Antoine et Cléopâtre ». On la rencontre aussi dans un texte du poète John Taylor, publié en 1621. Taylor décrit les activités d’un jeune homme qui passe le plus clair de son temps à pratiquer une série de jeux de cartes. Parmi eux figurent la Triomphe., mais aussi le Whisk, sans doute la première orthographe de ce qui deviendra le Whist.

De l’autre côté du Channel : le Whist

Mais il faut attendre 1678 pour trouver une transcription écrite des règles de ce jeu, et de bien d’autres, dans un traité intitulé « Compleat Gamester ». L’auteur, Charles Cotton, ne lui consacre toutefois qu’une place minime, parce qu’il estime que « tout enfant de huit ans a une connaissance complète de ce jeu « . L’avenir lui donnera tort.

Le Whist se joue comme la Triomphe. La partie rassemble quatre joueurs associés deux par deux. L’atout est simplement déterminé en retournant la dernière carte du paquet : le donneur retourne la dernière carte du paquet, et la couleur de cette carte devient l’atout. Les deux camps s’efforcent ensuite de faire le maximum de levées. Mais, à l’époque de Cotton, les couleurs n’ont pas huit cartes, mais douze : les treize actuelles, moins les 2. Ceux-ci feront leur réapparition un peu plus tard.

Le Whist sera alors, en ce qui concerne le jeu de la carte, très proche du bridge actuel. Toutefois, il n’y a pas encore de mort, et le jeu à sans-atout n’existe pas. A partir du dix-huitième siècle, le Whist prend la première place parmi les jeux de cartes pratiqués par les Anglais. Il est cité dans de nombreux romans anglais, en particulier l’un des plus célèbres, Tom Jones, publié en 1749. Le premier livre connu qui lui soit consacré a paru quelques années auparavant, en 1742, sous le titre « A Short Treatise on the Game of Whist ». Son auteur est un certain Edmond Hoyle, qui avait auparavant enseigné le Whist pendant de nombreuses années. Le prix est extrêmement élevé, ce qui tend à prouver que l’objectif des acheteurs n’étaient pas simplement de progresser pour le plaisir de mieux jouer, mais de réaliser grâce à ces progrès des gains lucratifs. Malgré son prix, le « Treatise » deviendra un véritable bestseller. Il sera ensuite publié dans des éditions moins coûteuses et, selon certaines sources, il deviendra le livre ayant en Angleterre le plus fort tirage après la Bible. Ce succès n’est pas immérité, car l’ouvrage contient des idées très avancées. On y découvre ainsi les techniques de déblocage, l’impasse, et même des notions de probabilité.

Le Whist est introduit en France en 1755, par l’ambassadeur d’Angleterre à la cour de Louis XV. Le succès est immédiat et énorme. Le livre de Hoyle est traduit, et devient en France aussi un bestseller. L’illustre Talleyrand est un pratiquant acharné : A un jeune homme qui lui dit ne pas savoir y jouer, il fait cette réplique : « Quelle triste vieillesse vous vous préparez ! « 

Apparition du mort

Tout au long du 19ème siècle, le Whist va donner naissance à une floraison de variantes. Il commence à se jouer avec un mort dès le début du siècle, sous le nom de « dummy », ou « dumby ». L’idée vient, semble-t-il, de la manille. Ce jeu se situe dans la filiation de la Triomphe et de la Quadrille, puisqu’il se joue à quatre joueurs, avec un paquet de 32 cartes. C’est, semble-t-il, le premier jeu répertorié dans lequel les joueurs ne se contentent plus de compter les levées à la fin d’une donne, mais attribuent des valeurs aux cartes ramassées. De ce point de vue, la Manille est plutôt un précurseur de la Belote. Mais c’est sans doute le premier jeu de cartes où apparaît ce qui sera une des grandes caractéristiques du bridge : le mort. La Manille se pratique en effet avec un mort, mais seulement quand les joueurs se retrouvent à trois, et qu’il leur manque donc un quatrième. Au début, il en sera de même pour le Whist. Puis, l’enrichissement intrinsèque qu’apporte la présence d’un mort est peu à peu reconnu, et le Whist avec le mort se développe. Sur le plan du jeu de la carte, le bridge est pratiquement en place. Mais sur le plan des enchères, il reste encore du chemin à parcourir.

Les premières enchères : L’hombre

Le premier jeu de cartes répertorié comportant des enchères est l’Hombre. C’est un jeu de la même famille que la Triomphe, mais d’apparition un peu postérieure. Il a bénéficié d’un succès encore plus large et plus durable. D’origine espagnole, il date du milieu du 17ème siècle, et sa pratique n’a pas disparu. Mais il a bénéficié de sa plus grande vogue au 18ème siècle, dans les milieux fortunés. C’était l’une des occupations favorites de ceux qui se rendaient dans les villes d’eaux. Les couleurs comportent dix cartes : il n’y a pas de 8, de 9 et de 10.

L’ordre n’est pas le même dans les couleurs rouges et dans les couleurs noires. Cette subtilité, dont l’intérêt n’est pas évident, disparaîtra ensuite dans les jeux qui succèderont à l’Hombre. Différence plus importante avec le Bridge, la partie ne rassemble que trois participants, qui défendent chacun leurs intérêts. Au début d’une donne, chaque joueur reçoit 9 cartes. Il reste donc un talon de 13 cartes. Mais ce qui fait de l’Hombre un précurseur du Bridge, c’est l’existence d’un contrat, déterminé à la suite de ce que l’on peut considérer comme un premier embryon de séquence d’enchères.

Il y a en effet, en dehors de passe, trois enchères :

  • « je prends »: le joueur fixe l’atout et s’engage à faire plus de levées que chacun de ses deux adversaires, tout en gardant le droit d’échanger certaines de ses cartes avec celles du talon
  • « je joue sans prendre »: le joueur s’engage à faire au moins cinq levées (sur les 9), sans échanger de cartes avec celles du talon
  • « je joue la vole »: le joueur s’engage à faire toutes les levées, là aussi en choisissant l’atout

Ces enchères sont rangées par ordre croissant

Quand un joueur a fait l’une d’entre elles, un autre joueur peut en faire une autre si elle est plus élevée. Les enchères s’arrêtent quand un joueur a fait une enchère et que les deux autres ont passé. Directement dans la filiation de l’Hombre, la Quadrille apparaît à la fin du 17ème siècle. Elle est l’objet de plusieurs traités au début du 18ème siècle, et est citée par Chateaubriand dans ses Mémoires d’Outre-Tombe. Comme l’Hombre, la Quadrille se joue avec 40 cartes. Mais la partie rassemble quatre participants. Toutes les cartes sont distribuées, et il n’y a donc ni talon ni échange de cartes. Les joueurs ne sont pas associés deux par deux au début de chaque donne. Il n’existe que deux enchères :

  • Hombre avec partenaire : le joueur choisit un atout et appelle un Roi d’une autre couleur, Roi qu’il ne possède pas : le détenteur de ce Roi devient son associé, et le camp doit faire au moins six levées;
  • Hombre seul, où un joueur s’engage à faire seul six levées. Cette deuxième enchère est plus forte que la précédente.

Dans la filiation de l’Hombre et de la Quadrille, de nombreuses variantes de whist avec enchères vont apparaître. Le boston, né en 1775, se joue à quatre, mais il n’y a pas d’associations fixes. Il comporte lui-même de nombreuses variantes, mais qui ont toutes un certain nombre de traits communs.

Un joueur peut annoncer : « Je demande ». Il s’engage alors à réaliser au moins cinq levées. Il peut ensuite être soutenu par un autre joueur, qui déclare : « Je soutiens ». Le camp doit alors faire au moins huit levées. Un joueur peut aussi surenchérir sur une demande, mais il doit alors réaliser six levées. Le processus des surenchères peut ensuite se poursuivre.

Une autre déclaration possible est l’indépendance: c’est une demande, mais elle écarte l’éventualité d’un soutien, et engage son auteur à faire un minimum de six levées. Ce n’est pas tout,  il existe aussi la « petite misère ». Cette fois un joueur s’engage à ne remporter aucune levée, après que chaque joueur a été une carte de son jeu. Cette déclaration permet de participer aux enchères avec un jeu très faible. L’idée sera reprise dans certaines des premières formes de bridge, mais elle sera ensuite abandonnée.

Deux formes de Whist pratiquées en Russie vont montrer plus directement la route du bridge.

Le Vint : On y entend les premières déclarations de la forme « 1 Trèfle », ou « 2 Cœurs », combinant un palier et le choix d’un atout. On trouve pour la première fois l’idée d’une hiérarchie entre les couleurs. Celle-ci est d’ailleurs proche de celle du bridge, sans être identique : les Cœurs sont la couleur la plus chère, devant les Carreaux et les Trèfles, les Piques étant rejetés en dernière position.

Le Biritch marque un autre pas. Il aura une existence officielle, puisque les règles en sont exposées dans un document de quatre pages publié à Londres en 1886, qui sera conservé au British Museum, mais détruit pendant la seconde guerre mondiale. Le donneur a le privilège de fixer l’atout ou, s’il préfère, de passer la parole à son partenaire pour qu’il le fasse. Surtout, le Biritch se joue avec un mort.

Episode 3 : Enfin le bridge

Où et quand a-t-on joué pour la première fois au bridge en utilisant ce nom ? La mémoire s’en est perdue. Plusieurs hypothèses ont été émises, mais on ne saura sans doute jamais si l’une d’entre elles est la bonne.

On parle des années 1860, dans une petite ville sur les rives du Bosphore ou à Constantinople. On parle aussi de Plevna, ville du Nord de la Bulgarie, où les Turcs soutinrent un siège mémorable contre les Russes, en 1877-1878, pendant la campagne des Balkans.

L’origine même du nom « bridge » reste tout aussi controversée. Il s’agit peut-être d’une déformation du mot « biritch », jeu, on l’a vu, assez proche du bridge; à moins qu’à l’inverse, le mot « biritch » n’ait été forgé à partir du mot bridge.

D’autres hypothèses renvoient au sens anglais du mot : bridge signifie pont dans la langue de Shakespeare. Mais pourquoi pont ? Peut-être parce que le fait de passer la parole à son partenaire donne l’idée de l’établissement d’un « pont » avec lui, ou, selon une autre hypothèse, parce que la ville de Constantinople, l’un des berceaux possibles du bridge, se situait dans la province du Pont.

Le bridge arrive en France dans les années 1880, par la Méditerranée d’abord sur la Côte d’Azur, puis à Paris. Il passe quelques années plus tard en Angleterre et aux Etats-Unis.

Le premier code de bridge est rédigé au Whist Club de New-York en 1897. Il n’y a pas encore d’enchères ; c’est le donneur qui fixe l’atout, ou qui laisse son partenaire le faire, comme au « biritch ». Les adversaires peuvent contrer, et ce contre peut être suivi d’un surcontre.

L’engouement pour ce nouveau jeu est immédiat ; il supplante le whist, malgré les réticences de certains gardiens du temple qui y voit une forme corrompue de leur jeu préféré.

Là encore les variantes se multiplient dans un premier temps.

Opposition-Action

Le bridge-opposition apparaît en France. Le camp du donneur n’est plus seul à fixer l’atout. Un joueur du camp adverse peut dire « J’oppose »: il engage son camp à faire huit levées, avec un atout qu’il fixera. Le camp adverse peut alors sur-opposer, en s’engageant à réaliser neuf levées. Et ainsi de suite jusqu’à ce que l’un des camps se déclare « satisfait ».

C’est ensuite l’Action-bridge qui va reprendre la notion d’une déclaration de contrat associant un palier et une couleur. Les déclarations sont rangées par ordre de croissant. Pour cela une valeur est attribuée à chaque levée 2 points à Pique, 4 à Trèfle, 6 à Carreau, 8 à Cœur et 10 ou 12 à Sans-atout. Le contrat de 1 Cœur vaut ainsi 8 points, alors que celui de 3 Piques n’en vaut que 6; il est donc possible d’annoncer « 1 Cœur’ sur 3 Piques ».

Cette façon de faire va rapidement céder la place à celle, plus naturelle, de ranger les contrats d’abord selon leur palier, puis selon une hiérarchie des couleurs. Dans le même mouvement, les Piques prendront la place qui est désormais la leur, devant les autres couleurs. Cette fois, les règles des enchères ont atteint leur point d’équilibre. Ce sont celles que nous connaissons aujourd’hui.

La marque : plafond et contrat

Reste un dernier point, dont nous n’avons pas parlé jusqu’à présent : la marque. Dans tous les jeux qui ont précédé le bridge, cette marque était relativement simple : des points étaient attribués selon le nombre de levées réalisées. Dans les jeux comportant une notion de contrat, comme l’hombre ou la quadrille, les points étaient obtenus en fonction de la réussite ou de l’échec du contrat.

Au whist, prédécesseur direct du bridge, le camp qui remportait le plus de levées marquait un point par levée à partir de la septième. L’analogie avec le bridge est évidente, puisque pour marquer des points, il faut réaliser au moins une levée de plus que l’adversaire. Dix points permettaient de gagner une manche et la partie se louait en deux manches gagnantes.

C’est une idée que l’on retrouvera au bridge. Une première différence sera que la valeur des levées dépendra de la couleur d’atout. Mais deux innovations majeures vont intervenir. La première apparaît en France, vers 1920, avec le bridge-plafond : c’est le principe selon lequel seules les levées demandées comptent pour la manche. Cette innovation est fondamentale elle a pour conséquence de conduire un camp à adapter la hauteur du contrat à la force qu’il détient, même s’il n’y est pas poussé par ses adversaires.

La deuxième série d’innovations majeures, qui sera d’ailleurs la dernière, est pour une fois parfaitement datée et localisée : fin de 1925 à janvier 1926, sur un paquebot, le Finland, qui faisait une croisière entre San-Francisco et la Havane. Elle est l’œuvre d’un milliardaire américain, Harold Vanderbilt, qui participait à cette croisière. Il profite du temps libre dont il disposait pour faire la synthèse de plusieurs années de réflexion. Vanderbilt introduit la notion de vulnérabilité, qui augmente l’intérêt des enchères compétitives, en variant les situations.

L’idée et le mot venaient d’un autre jeu, dont le souvenir n’a pas été conservé. Vanderbilt remplace les pénalités de chute, jusque-là progressives, par des pénalités fixes par levée à partir de deux, et plus faibles. De quoi permettre une plus grande audace dans les enchères, en particulier dans les enchères compétitives, et les rendre plus animées. Vanderbilt garde l’innovation majeure du bridge-plafond, tout en modifiant les points attribués aux levées, et il l’étend au chelem. Désormais, il faut demander un chelem pour marquer la prime correspondante, ce qui rend bien plus intéressantes les enchères quand l’un des camps détient une force très supérieure à l’autre.

Vanderbilt crée ainsi le bridge-contrat, qui restera quelque temps en concurrence avec le bridge-plafond, notamment en France. Mais le bridge-contrat s’imposera assez rapidement. Les règles du bridge sont alors complètement fixées. C’est le cas du moins en ce qui concerne la partie libre. Car il restera encore à inventer les IMPs, pour les matches par quatre. Le principe du duplicate existait déjà quant à lui au whist. Il avait été inventé en 1857, à la fin d’un dîner qui avait été le théâtre d’une discussion animée sur l’importance respective de l’habileté des joueurs et de la chance.

Un maître de la communication : Culbertson

Si les règles du bridge étaient en place, il restait maintenant à populariser ce nouveau jeu. Un homme va jouer un rôle décisif dans ce domaine, c’est Ely Culbertson.

Sa jeunesse est particulièrement mouvementée. Il naît en 1891 en Roumanie d’un père américain et d’une mère cosaque. Ses parents s’installent ensuite en Russie, où il rencontre à 17 ans le premier amour de sa vie, Nadya, une belle révolutionnaire, qui sera assassinée quelque temps plus tard par des contre-révolutionnaires. Lui-même poursuit alors la lutte, mais il tombe entre les mains de la police tsariste, et se retrouve emprisonné, attendant une condamnation à mort probable. Il occupe son temps en jouant au vint, ce jeu précurseur du bridge dont nous avons parlé un peu plus haut, avec ses compagnons d’infortune. Ceux-ci passeront l’un après l’autre devant le peloton d’exécution, mais Culbertson l’évitera et sera libéré, grâce à sa nationalité américaine et à l’action efficace de sa mère.

Culbertson continue alors à mener une vie errante, participant un moment à la révolution mexicaine. En 1921, à 30 ans, il se retrouve à New-York et rencontre celle qui deviendra sa femme, Joséphine. Il s’installe alors avec l’intention bien américaine de faire fortune.

Ely Culbertson sera un très grand joueur de bridge, à la fois excellent technicien et fin psychologue. Il deviendra aussi un auteur à succès. Il publie notamment deux livres qui tirent leur nom de la couleur de leur couverture : le Blue Book et le Red Book. Le premier, le bleu, est un livre d’enchères. Il a représenté au moment de sa parution un progrès significatif.

Culbertson y construisait un véritable système ayant pour objectif d’atteindre le meilleur contrat, en organisant l’échange de renseignements entre les deux partenaires. Aujourd’hui, le Blue Book apparaît néanmoins quelque peu dépassé. Ainsi, Culbertson évaluait la main en levées d’honneurs : une levée pour un As, deux levées pour As et Roi dans la même couleur, et ainsi de suite. Le compte en points d’honneurs, pratiqué aujourd’hui par tous les bridgeurs, s’avèrera beaucoup plus efficace pour évaluer la force d’une main.

Le livre rouge, le Red Book, était consacré au jeu de la carte. A l’inverse du précédent, il est étonnamment moderne. On y trouve pratiquement toute la technique maîtrisée aujourd’hui par les experts, présentée en outre d’une manière claire et pédagogique. Ce livre aura un tel succès qu’il occupera longtemps une place de choix dans la liste des meilleures ventes de livres aux Etats-Unis !

Aucun ouvrage de bridge n’a réussi depuis une telle performance. Culbertson est aussi le créateur de The Bridge World, une revue qui existe encore. Il fonde aussi une école de bridge, qui regroupera jusqu’à 4000 professeurs agréés et qui accueillera plusieurs millions d’élèves. Mais, au-delà de ces dons de joueur et de pédagogue, Culbertson en avait un autre, à un degré sans doute encore supérieur : le sens de la publicité, de la communication dirions-nous aujourd’hui. C’est ce qui explique le succès fantastique de ses livres, en dehors de leurs qualités propres. C’est aussi ce qui a fait de lui l’homme qui a, sans nul doute, le plus contribué au développement du bridge.

Pour faire parler du bridge, et de lui, il a une idée de génie. En mars 1930, il lit sous la plume d’un Anglais, Walter Buller : « Les méthodes américaines sont contraires à l’éthique et sans valeur en pratique ». Il fait allusion aux enchères forcing et aux enchères artificielles, comme le contre d’appel, qui commencent à être pratiquées. « Je pense qu’une bonne équipe de quatre joueurs anglais peut être formée pour affronter les Américains et, même si elle n’est pas la meilleure possible, les écraser« .

Ce Walter Buller n’est pas n’importe qui. Colonel en retraite, Compagnon de l’Empire britannique, c’est l’une des figures de proue du bridge anglais. Il avait eu l’occasion de dire de lui-même : « je suis l’homme qui fait les enchères les plus efficaces dans le monde. »; Ce qui ne l’avait nullement empêché de déclarer à une autre occasion: « je manque totalement de vanité« .

Culbertson aperçoit tout le parti qu’il peut tirer de la déclaration de Walter Buller sur la supériorité anglaise. Il lui lance un défi dans The Bridge World, et en envoie un double à tous les quotidiens. Ceux-ci, alléchés par le côté patriotique du défi, lui consacrent leurs titres de première page. Le Colonel Buller ne peut plus reculer, il doit accepter le match que lui propose Culbertson.

La rencontre se déroule à Londres. Elle a un retentissement extraordinaire, difficile à imaginer aujourd’hui. Chaque jour, les grands quotidiens anglais et américains consacrent plusieurs colonnes à ses péripéties. L’équipe américaine est composée d’Ely Culbertson et de son épouse Joséphine, de Theodore Lightner, l’inventeur du contre qui porte son nom, et de Waldemar von Zedwitz. Elle est dominée au début du match par l’équipe anglaise, mais elle parvient à retourner la situation et à l’emporter assez largement, et ses membres peuvent regagner les Etats-Unis où ils sont accueillis en héros.

Culbertson va faire encore mieux. Son succès porte ombrage à ses rivaux sur la scène du bridge américain. Douze d’entre eux, en tête desquels Sydney Lenz, se mettent d’accord pour rassembler leurs idées et mettre au point ce qu’ils appellent le Système officiel du bridge-contrat. La chose déplaît à Culbertson, qui voulait imposer son propre système. C’est pourquoi, reprenant l’idée qui avait si bien fonctionné contre les Anglais, il lance un défi à Sidney Lenz.

Pour le forcer à accepter, et en même temps pour enflammer la presse, il n’hésite pas à le provoquer dans des termes qui frôlent l’injure. Il écrit en particulier « Monsieur Lenz ne tient sa réputation que de ses résultats au whist et d’articles qu’il a lui-même écrits et dont il est le héros. »

A une autre époque, une telle attaque se serait terminée sur le pré, au petit matin. Ici, ce sont les cartes qui départageront les deux adversaires.

La rencontre, qui recevra le nom Bataille du siècle, commence en décembre 1931. Jamais plus un évènement de bridge ne recevra une telle couverture médiatique, analogue à celle dont bénéficient aujourd’hui les plus grands évènements sportifs. Les radios en parlent dans tous leurs bulletins d’information. Il faut dire que, là encore, Ely Culbertson y met du sien. Il n’hésite pas à employer des moyens peu orthodoxes. Il provoque ainsi sans arrêt des incidents avec ses adversaires pour les déstabiliser, mais aussi pour que les journalistes les reprennent et parlent en même temps du match. Culbertson l’emportera en définitive assez largement, assurant sa domination sur le bridge américain.

En France, l’homme qui a le plus contribué à la diffusion du bridge est sans conteste Pierre Albarran. C’était un personnage bien différent de Culbertson, mais c’était, comme lui un très grand joueur. Il fut lui aussi auteur de plusieurs livres à succès, parmi lesquels une encyclopédie en deux tomes, consacrés l’un aux enchères et l’autre au jeu de la carte. Certains de ses apports à la théorie des enchères ont survécu jusqu’à nos jours. C’est lui qui a précisé l’ouverture d’l SA, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui en France. C’est lui aussi qui a inventé les réponses à l’As sur l’ouverture de 2 Trèfle forcing de manche, appelée d’ailleurs 2trèfle Albarran, bien qu’il n’en soit pas l’inventeur et n’ait fait que la populariser.

Il a aussi inventé le canapé, système maintenant pratiquement abandonné, mais qui eut son heure de gloire. Ce système a contribué aux premiers succès internationaux de l’équipe de France. Il était également, avec le Trèfle fort, à la base du Trèfle Bleu pratiqué par Garozzo et Forquet pendant toute la période de leurs succès avec le Blue Team.

Albarran a aussi créé en 1948 un club qui portait son nom, et qui fut une vraie pépinière de champions. Culbertson et Albarran ont eu l’occasion de se rencontrer, et de s’affronter cartes en main, à la suite d’un nouveau défi. Le match se déroule à Paris, en 1933, et se termine de manière inattendue. Après 100 donnes sur les 108 prévues, l’équipe française mène d’une courte tête. A la donne 101, les Américains réalisent une bonne opération aux deux tables. Malheureusement, ils ont joué les deux fois avec les cartes d’Est-Ouest. La donne aurait dû simplement être annulée, mais cela aurait fait perdre aux Américains tout le bénéfice de leurs deux bons coups. C’est pourquoi, après d’âpres discussions, le match est arrêté et déclaré nul.

Episode 4 : Histoire des compétitions

Les années trente voient naître les premières grandes compétitions internationales.

Où et quand a-t-on joué pour la première fois au bridge en utilisant ce nom ? La mémoire s’en est perdue. Plusieurs hypothèses ont été émises, mais on ne saura sans doute jamais si l’une d’entre elles est la bonne.

C’est en 1932 que les premiers Championnats d’Europe sont organisés, sans le concours de la France qui ne fera son apparition dans la compétition qu’en 1935. Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître, puisque l’équipe constituée de Pierre Albaran, Joseph Broutin, Robert de Nexon, Georges Rousset, Emmanuel Tulumaris et Sophocle Venizelos s’adjuge le titre Européen.

En 1936, la Fédération Américaine de Bridge décide d’adhérer à la Fédération Internationale, et c’est en Juin 1937 à Budapest que sont organisés les premiers Championnats du Monde. La finale opposait l’équipe américaine à celle d’Autriche, pays dominant en Europe à cette époque. Après un combat homérique, les Autrichiens devaient l’emporter.

Malheureusement, à partir de 1938, les prémices de la deuxième guerre mondiale viennent troubler les compétitions. Si l’Amérique continue d’organiser ses propres championnats, il faudra attendre 1948 pour que le bridge reprenne le cours normal de ses compétitions.

En Europe, c’est la Grande Bretagne qui domine, avec des champions comme Terence Reese, Bons Shapiro, Kenneth Konstam, Leshes Dodds ou S.J. Simon. Mais les Américains, qui n’ont pas eu à souffrir de la guerre, affichent une suprématie mondiale pour encore plusieurs années.

C’est en 1950 que la Bermuda Bowl est créée par Norman Bach. La première édition de ce Championnat du Monde par équipes se déroule aux Bermudes, d’où son nom ; les Américains sont victorieux.

Il faudra attendre 1955 pour voir les premières victoires européennes la Grande Bretagne, d’abord, puis la France en 1956. Mais surtout, on assiste à la montée en charge de l’équipe Italienne, le très célèbre Blue Team, du nom de leur système d’enchères : le Trèfle bleu.

1957 – 1975 : le Blue Team domine le monde. Trois noms symbolisent la suprématie italienne sur le bridge mondial qui devait durer près de vingt ans : Giorgio Belladonna, Pietro Forquet, et Bénito Garozzo. A côté de ces véritables génies du bridge, citons des champions comme Massimo D’Alelio, Camillo Pablis-Ticci, Alberto Franco et Eugénio Chiaradia.

De 1957 à 1975, la domination italienne est totale : quinze victoires à la Bermuda Bowl, et trois sur trois aux Olympiades par équipe créées en 1960 grâce aux efforts répétés de Robert de Nexon. Pendant la même période, les Italiens remportent dix fois le Championnat d’Europe, où ils n’alignent pourtant jamais plus d’un ou deux joueurs titulaires du Blue Team, toujours assurés de jouer la Bermuda Bowl puisque champions en titre.

A quoi faut-il attribuer ces succès sans précédent ? L’explication la plus souvent avancée est la supériorité du système d’enchère italien, contre lequel les tenants des systèmes traditionnels auraient été très désavantagés faute de défense organisée. Mais cette explication n’est pas satisfaisante, car les champions italiens ont évolué dans des partenariats différents, et avec des systèmes modifiés dont le seul point commun était l’utilisation du Trèfle fort.

Or nombre de fédérations utilisaient à l’époque des systèmes comparables. La clé des succès italiens repose en grande partie sur la valeur exceptionnelle des joueurs du Blue Team, et surtout des trois grandissimes champions que nous avons évoqués. Si le talent de ces joueurs en flanc et en face du mort est immense, d’autres champions n’ont rien à leur envier.

Mais c’est dans le domaine des enchères compétitives que leur jugement était tout à fait extraordinaire, et leur permettait de prendre en permanence la bonne décision. Au point que certaines mauvaises langues ont pu parler de sorcellerie…

1976 – 1988 : la revanche américaine. Il faudra donc attendre 1976 pour voir les Etats-Unis prendre la place de l’Italie, et dominer à leur tour le bridge mondial, puisqu’ils vont remporter la Bermuda Bowl sans interruption de 1976 à 1988. Si le Blue Team peut se résumer à quelques joueurs groupés autour des trois « monstres sacrés », c’est en revanche la très grande richesse du bridge américain en joueurs de haut niveau qui va assurer ses victoires à répétition. Des paires comme Hammam-Wolf, Mekstroth-Rodwell, Rubin-Soloway, ou Eisenberg Kantar, vont non seulement assurer les succès américains pendant de nombreuses années, mais également être à l’origine de la plupart des avancées techniques du bridge pendant toutes ces années.

La plupart des conventions modernes, comme le Roudi par exemple, apparues en France dans les années 90 sous la plume de divers auteurs français, avaient été inventées depuis plusieurs années par les champions américains, dont le professionnalisme est sans égal. Mais bien d’autres champions américains inscriront leur nom au palmarès des épreuves internationales.

1989 : les nouveaux compétiteurs. A partir de 1989, le bridge européen et mondial couronne de nouveau lauréats, Français, Polonais, mais aussi Pakistanais, Indonésiens ou Islandais contestent aux Américains une suprématie de plus en plus aléatoire. Les pays de l’Est et la Chine s’éveillent au bridge, et les pronostics seront, dans l’avenir, de plus en plus délicats à réaliser.

Et la France?

Le bridge français ne manque pas de grands champions, et plusieurs d’entre eux, tel Michel Perron, Michel Lebel, Christian Mari ou Paul Chemla ont figuré ou figurent encore parmi les dix meilleurs joueurs du monde. Pourtant, les résultats n’ont pas toujours été à la hauteur des espérances. Sans doute cela tient-il au caractère de nos compatriotes, et à leur difficulté à créer une équipe soudée.

Bermuda Bowl

Les Français n’ont remporté qu’une seule fois la Bermuda Bowl en 1956 après avoir été second en 1954. L’équipe était composée de MM Ghestem-Bacherich, Jais-Trézel, et Romanet-Lattès. Il faudra attendre 1971 pour voir les Français remporter une nouvelle médaille d’argent.

Venice Cup

Créé en 1974, le Venice cup est le Championnat du monde par équipe de quatre Dames. Ici encore, peu de résultats, Si ce n’est une médaille d’argent remportée en 1987 par Mmes Bessis-Willard, Chevalley-Gaviard et Bordenave-Crosnier.

Olympiades

Cette compétition, créée en 1960 réussit mieux à nos représentants, qui la remporte en 1960 (Jaïs-Trézel, Bourtchtoff-Delmouly, Ghestem-Bacherich), 1980 (Chemla-Lebel, Mari-Perron, Szwarc-Soulet), 1992 (Chemla-Perron, Lévy-Mouiel, Adad-Aujaleu), et 1996 (Mari-Bompis, Lévy-Mouiel, Szwarc-Multon).

Championnat du Monde par paires et Coupe Rosenblum

Une victoire par paire en 1962 (Jaïs-Trézel), et par quatre, à la coupe Rosenblum en 1982 (Lebel-Soulet et Pilon-Faigenbaum).

Championnat d’Europe

ur le plan Européen, davantage de victoires, puisque les Français remportent la médaille d’or en 1935, 1953, 1955, 1962,1966,1970,1974, et 1983, tandis que nos représentantes gagnent en 1939, 1953, 1954, 1965, 1969, 1983,1985, 1987, et 1995.

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